Le Marcheur organique
Thème de la rue – Concours Artistique du CROUS 2017
Il est huit heures et le soleil miroite doucement sur la Seine lorsque les phares rouge et bleu s’ajoutent aux rayons lumineux et avertissent de la présence de la police. Kevin et Christophe s’extirpent des sacs de couchage recouverts de couvertures de survie et se relèvent rapidement. Ils s’époussettent prestement les épaules et les cuisses puis ils s’avancent vers les voitures. La police doit déstructurer le cabanon installé le long de la rambarde. Il faut dire que le petit espace de verdure, isolé, appartient à un terrain privatisé ; lui-même relié à la maisonnette qui se situe au bout de l’impasse et s’élève jusqu’à la rue supérieure par son architecture. La portière de la voiture émet un claquement métallique marqué par l’irruption de la projection d’un faisceau électrique blanc. Christophe émet un mouvement de repli avec sa canne et Kevin se protège la vue de son bras.
« Bonjour Monsieur, c’est la police, est-ce que vous avez une carte d’identité s’il vous plaît ? Nous allons vous demander de dégager les lieux, tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous lors de la procédure. »
Kevin et Christophe fouillent leurs poches pour en sortir leur porte-feuilles respectif. Le premier est en vieux cuir épais et délicat, le second en tissu brodé. Ils présentent rapidement leurs papiers soumis à l’éclairage de la lumière blanche.
« Je peux faire mon sac ?
– Vous avez 5 minutes.
– Kevin, tu veux pas qu’on négocie ?
– Franchm’ent Christophe ? Tu veux négocier quoi là, hein ?! 4 voitures et t’crois qu’on a une chance de conserver les lieux ? Ça sert à rien, autant partir ! J’trouverai un autre endroit où dormir ce soir, j’te l’assure. Tu veux garder quoi ?
– La gourde, la banane, le parapluie, la chaise pliable.
– J’te laiss’ tout. Sauf la gourde.
– Dans ce cas, je conserve la veste.
– T’as déjà la tienne… Y’t’rest’ combien ?
– Nous avons déjà partagé.
– Pas si sûr. On peut partir maintenant ?
– Nous allons d’abord procéder à une fouille. Avez-vous des substances illicites ou des objets contondants à nous déclarer ? »
Kevin tend son sac et vide les poches de son jogging avant d’ouvrir les ouvertures à fermeture éclair de son gilet. Parfois, le mieux c’est de rien dire. Les agents procèdent au contrôle. Kevin a ensuite le droit de s’avancer pour quitter les lieux. Christophe demande s’il compte rester avec lui pour observer le démontage de leur habitacle. Selon Kevin, c’eût été trop chronophage. Ils se font une dernière accolade sincère avant de se détourner l’un de l’autre. Enfin, Kevin se retourne en vue de remonter la ruelle et Christophe le regarde partir, sa canne appuyée sur le béton, le béret sur les oreilles avec le foulard au cou.
Kevin se précipite jusqu’aux grands boulevards pour oublier le stress qui lui envahit l’estomac. Un cloaque de sensations s’entremêle dans son organisme. Fait chier, faut encore bouger ! Et l’aut’ qui croit encore s’en sortir avec sa bonne parole et ses p’tits gants… C’est fini mon pote t’es bon qu’à t’fair’ virer alors barr’ toi putain ! Combien d’sous en poche au final ? 3,75. C’est pas avec ça qu’tu vas finir eu’l’jour dis !
Le grattement de l’allumette sur le carton granulé enflamme le bâtonnet puis les poumons lorsque la nicotine est inspirée. Kevin longe le trottoir en traçant sa route dans la rue sans pour autant se soucier de ce qui se déroule autour de lui. Pas l’temps de prêter attention aux voitures circulant sur les voies encadrées et verrouillées par les feux tricolores. Kevin traverse par le pont garni de sculptures cavalières et d’enluminures. Non loin se distingue le chemin de ferraille qui abrite le métro aérien.
Kevin ira plus tard, ça lui laisse 2,35 pour se réchauffer. Il opte pour un café allongé au comptoir des Encriers. Il dispose les pièces sur le comptoir pendant qu’il passe commande. Pas l’temps d’traînasser par ici. Le barista le dévisage depuis une mine empathique, un peu trop compassionnelle au goût de Kevin. Le barista dépose, avec des pincettes négligentes, le reste dû, sur le comptoir. Sans application, le barista prépare la boisson à l’aide des machines qu’il active en appuyant sur les différents boutons à sélectionner, une fois qu’il eut donné un fort coup de poignet pour insérer le marc de café. Kevin avale et se brûle la gorge avec excitation. Ses papilles et ses paupières se réveillent comme sur le fil d’une onde électrique, au profil d’une lame de rasoir.
Kevin se mouche sèchement et jette le mouchoir replié dans la poubelle en conserve. Il se lave les mains au savon hydroalcoolique et se rince le visage avec légèreté maussade. Y pisse un grand coup dans l’urinoir et repasse ses mains au savon. Y sort son marqueur noir et écrit sur la glace : « REGARDE LES AUTRES ». Kevin part en claquant la porte d’entrée. Il est ragaillardi par l’endroit et se montre prêt à affronter le dehors.
La rue est plus calme et moins embouteillée quand Kevin remonte à la surface au sortir des couloirs du métro. Kevin emprunte les voies rapides et les raccourcis des ruelles encerclant les petits quartiers pour atteindre les lieux de son potentiel logis. Y pense d’abord passer par le Quai d’Austerlitz, histoir’eu’d’voir où ils en sont. Paraît qu’y’z’ont installé des tentes et puis qu’y’s’sont mis à vivre en communauté. Après y faut vraiment voir comment c’est d’abord ; parc’que la vie en collectif, à’c’stade-là, c’est rarement la gloire ! D’jà qu’avec l’autre enchaîné c’était pas facile tous les soirs, si y faut s’coltiner des minables et des martyrs c’est pas l’moment hein… Kevin a réussi à récupérer quelques pièces dans le métro, eu’d’quoi s’payer une barre chocolatée ; bien dosée en glucides. On lui a filé deux trois clopes assez généreusement. Y s’en allume une immédiatement. Au moins avec ça dans la gorge y r’ssent un truc qu’il a bien voulu s’infliger lui-même et non pas la pollution qui gangrène la cité et les voies respiratoires des pauvres gens.
Y s’demande s’y f’rait pas mieux d’aller r’garder aux alentours des grands parcs et même des bois dont rengorge la cité. Pas encore suffisamment peut-être ; l’homme a tendance à en vouloir et à en demander toujours plus. Kevin croque durement dans la barre chocolatée et ravit son hippocampe d’un claquement de dents. Kevin approche du premier campement au moment même où il sait qu’il ne traînera pas longtemps dans le coin. Y s’installera pas là. Y discute vite fait avec les chefs de troupe pour connaître l’historique de la seconde cité. Y sont quand même plus de 300 en ce moment. Plus ou moins organisés.
L’atmosphère lui correspond pas, trop d’chiens, trop d’crânes rasés, de tatouages, de crêtes et de bottines acérées. Des trousses qui cachent sûrement plus que des piécettes… Kevin observe les alentours. Y sont nombreux, mêm’dans l’champ d’vision l’plus proch’. S’agirait pas de voler quoi qu’ce soit en s’faisant r’marquer. Le mieux c’est d’partir eu’l’plus vite possible avant qu’y n’soient trop nombreux autour de lui et n’tentent de l’ret’nir. Après ça, eu’l’jour du départ on finit par l’oublier, viva l’affection ! Le partage d’une vie d’égouts, il laisse ça aux désespérés ! Kevin compte pas rester là les bras croisés, y dormira plus dehors pour très longtemps. Y perd pas l’nord : sa réinsertion.
Le soleil commence à se baisser et Kevin est tiraillé par les nœuds de son estomac en creux de famine. Kevin respire fortement pour apaiser ces vibrations intestinales. Il aperçoit une jeune enfant seule à l’angle du trottoir. Trop jeune pour pas être accompagnée dans la rue. Un petit sac cartable accroché lestement sur les épaules, à motifs croisés bleu et rouge. De longues tresses crépues descendent jusqu’aux racines de la anse centrale. Elle ne traverse pas, regarde parfois à gauche, parfois à droite, un peu ses pieds, et surtout les flux mécaniques de la ville, en face d’elle. Kevin ne la lâche pas des yeux pour s’assurer qu’elle reste bien en place, là où elle se tient. Kevin s’approche avec nonchalance de la barrière qui la protège encore du tumulte et de la violence de la voie routière. Ils sont en plein Boulevard Beaumarchais, les bus et les VTC s’enchaînent tandis que les vélos se faufilent et que les cyclo-moteurs se fraient leur route. Kevin appuie sa main gauche sur l’épaule de l’enfant et relève son coude opposé de la main droite.
« Y sont où tes parents ?
– J’ai perdu mon papa.
– T’as son numéro dans tes cahiers ?
– Oui. »
Kevin l’aide à se défaire des bretelles de son sac à dos. Il déclipse la sangle de la fermeture et présente le sac pour qu’elle en extirpe le document qui la ramènera auprès de ses protecteurs. Kevin se saisit de son téléphone portable, encore quelques pourcentages restants, suffisamment pour prévenir et indiquer la position.
+33666xxxxxx
« Oui ?
– Bonsoir M’sieur, j’suis à côté d’votr’fille, en plein Boulevard Beaumarchais.
– Monsieur merci ! Je ne sais pas comment vous avez fait, merci !J’y suis aussi, vous êtes à quel niveau ?
– 2e feu tricolore en partant de la Bastille. A tout d’suite. »
Kevin s’allume sa deuxième cigarette d’un revers de la main. Il rejette aussi délicatement que possible la fumée. Le père finit par arriver, tout rougeaud et essoufflé. Il se précipite sur sa petite enfant qu’il encercle de ses bras, vigoureusement
« Mais vous..vous
– Pff, oui !
– Qu’est-ce que je peux faire pour vous remercier ? Vous voulez un repas à la boulangerie ?
– Euh..uhg !
– Venez avec moi. Maintenant tu ne lâches plus mon bras ma chérie ! »
Le père l’emmène dans la boulangerie et le régale, d’une quiche aux épinards, d’une ficelle aux olives, d’un hongrois et d’un palmier. Il achète à sa petite fille un triangle pavé à la noix de coco et prend pour sa part un financier. Kevin se remémore les jours où il avait travaillé, de l’autre côté des comptoirs, en uniforme. Kevin le contemple chaleureusement. Il s’immisce dans son regard. Le père rougit encore et lui demande s’il pense pouvoir s’en sortir. Kevin émet un geste rapide de la main, gêné mais pas offensé. Il ne lui demandera rien de plus, en tout cas il apprécie l’attention. Kevin dit au revoir à la jeune enfant qui le regarde aussi amusée que lorsqu’elle s’en prend à son triangle. Le père l’empoigne des deux mains avant de s’en retourner vers les courses de la fin de journée.
Kevin continue de marcher et ce jusqu’après la tombée du jour. Il a fini par se retrouver à l’intérieur du Père Lachaise, et longe les demeures des hauts esprits de la nation et d’autres invités dans ce panthéon ouvert aux marcheurs et aux rêveurs éveillés. Il poursuit sa route par les chemins croisés pavés de cailloux. Kevin profite des dernières lueurs orangées et rosées des horizons diurnes pour prendre le temps de s’asseoir et de terminer sa pâtisserie.
Y a pas à dire, y fait froid dehors ! Kevin se frotte comme y peut ses mains gantées et ses avants-bras le long du torse pour provoquer une réaction physique. Son sang se retarde et se fige peu à peu : la montée du froid et de la fatigue sont les premiers critères de la progression de l’hypothermie. Kevin se relève en crachant un bon coup par terre. Il se retrouve Place Gambetta. Y commence à être tard. Les cernes de Kevin repoussent les personnes qui le rencontrent dans la rue. Sa mine fatiguée, assortie du teint glacial et violacé de son visage, ne lui donne pas une fière allure. Sa gueule n’attire quiconque, Kevin est repoussant.
Il est tard. Kevin s’écroule sur un marchepied d’immeuble et s’installe le plus confortablement possible. Il se met à cracher l’eau d’son corps par salves vives et violentes. Une flaque épaisse et dégoulinante se juxtapose au bitume. Un homme passe avec un sac à dos, des écouteurs, une clope au bec et un sac en papier kraft à la main. Il se détourne vers Kevin. Y s’arrête au devant de ses difficultés.
« Je peux faire quoi pour t’aider ? Tu veux à manger ?
– Kof ! Ca m’était encore jamais arrivé cette merde, putain ! T’as à boire ?
– Tiens. »
Kevin aspire bruyamment le soda d’1/2 litre que le jeune homme lui tend. Il allume ensuite sa dernière cigarette. Son torse se dresse en avant et il crache une bile répugnante, puis quelques toux de sang, entre ses jambes. Il se sent revenir à l’usage de son corps. Kevin appuie ses mains contre les murs et pousse un cri rauque qui résonne contre le sol. Kevin se relève, pour se rasseoir sur un autre marchepied. Il sort un mouchoir de sa poche et s’essuie la bouche, crache une dernière fois, et reprend de la boisson glacée.
« Je sors du taff et là j’ai déjà mangé, tu veux les restes ?
– T’as l’heure ?
– Oui. Il est 1H25.
– Est-ce que tu peux appeler le 112, pour moi ? »
Le jeune homme finit par partir. Plus d’places dans les log’ments prévus pour les Sans Domicil’Fix’. Y lui a r’parlé du camp’ment légendaire dont chacun parle, près du Quai d’Austerlitz. Kevin décide de manger là. Y sait qu’c’est pas terrible pour son ventre. C’est d’jà ça quand même. Y finit par r’prendre sa marche.
Le Château de Vincennes n’est plus très loin, plus il se rapproche et plus il croit en la confirmation d’une grande fête nocturne dans les parages. L’habitude lui dit que de fortes basses résonnent dans un hangar aménagé pour les amateurs de musiques électroniques. Il retrace le chemin bordé de fléchettes blanches. L’obscurité du ciel commence à se défaire pour donner lieu aux tons bleutés du matin. Kevin se pose au niveau des grilles, non loin des voitures de police et assez près des agents de sécurité en gilet jaune. Il boit le reste de sa gourde d’eau qu’il a remplie sur sa route, chez un épicier. Les conifères sont très nombreux dans les parages. Kevin écoute distraitement les bribes de mélodies qu’il distingue du coin de l’oreille.
Kevin installe un gobelet devant lui et rentre ses mains dans ses poches tout en s’enfonçant dans sa position tailleur. Des jeunes commencent à sortir, le rêve illumine encore leurs gueules enfarinées et leurs corps ressortent indemnes et grandis de cette agitation. Kevin entend les pièces tinter les unes contre les autres, il observe les jeunes sourires qui lui sont tendus, les cigarettes et les bonbons qui lui sont offerts. Kevin se remémore les jours encore assez proches où il dansait dans ces hauts-lieux. Des jours où il travaillait pour la société du spectacle.
Engagé pour l’intérêt général depuis l’âge de 15 ans, j’interviens au fil des années dans le cadre de projets associatifs, d’événements culturels et de réseaux internationaux.
Sur le plan professionnel, j’ai exercé plusieurs activités à la sortie de Station F où j’ai travaillé sept mois en 2021, à l’occasion d’un Service Civique.
Sur le plan personnel, j’aime écrire, et je prévois de poursuivre !