Le 26 Janvier 2017 nous étions à la deuxième édition consécutive de la Nuit des idées, un phénomène international qui se déroule entre autres à Paris. Dans le Bar à Bulles de la Machine du Moulin Rouge, nous avons rencontré Alain Damasio, auteur contemporain de science-fiction française.

Pour commencer, en 2005 vous publiez La Horde du Contrevent chez les Éditions la Volte qui ont pris l’habitude d’accompagner les livres édités d’une composition musicale. Comment est née l’idée d’une bande originale ?

Alain Damasio : En fait l’idée n’était pas venue de moi, j’avais un ami compositeur qui s’appelle Arno Alyvan et j’étais allé le rencontrer pour un projet délirant – et que j’aimerais toujours réaliser d’ailleurs à base de formats audio courts, sur des textes de 3 ou 4 minutes mis en musique qu’on puisse écouter comme des morceaux de musique. L’idée était de faire entrer le narratif dans les pratiques d’écoute. Je vais le voir pour ça et il me dit « Ouais c’est cool, moi j’aimerais faire une BO du livre ». Je luis dis « Ah bon ?! ouais ça tombe bien je suis sur la fin du manuscrit, je finis mon roman si tu veux je te le montre, voir si ça t’intéresse. » Je lui ai fait lire le manuscrit de La Horde, et puis évidemment, il a accroché et il m’a dit je vais faire ex nihilo (« à partir de rien ») dessus. Donc comme on fait un opéra rock il a dit : « Je fais un album entièrement créé sur La Horde » et c’est comme ça que c’est parti, donc ce n’est pas de mon idée, elle était super et il est parti là-dessus, il a eu carte blanche pour faire ça.

Quelle place a pris la musique électronique dans le processus de création ?

Alain Damasio : C’était très électronique, parce qu’Arno travaillait vraiment avec des machines et un système 24 pistes à partir de 24 nappes avec notamment des cuivres, de la guitare, donc quelques entrées d’instruments analogiques mais beaucoup étaient faits électroniquement. C’est quand même un album majoritairement électronique. Les voix ont été travaillées à partir de la réverbération et par-dessus il a placé des ajouts. Elles ont été enregistrées en dernier par le parti pris que les musiques soient dominantes et plus fondues dans l’album.

Il y a eu une bande annonce réalisée par votre frère Bruno-Raymond Damasio. Est-ce que vous avez souvent l’habitude de travailler ensemble ?

Alain Damasio : Oui on a travaillé avec mon frère sur beaucoup de projets. Sur La Horde c’était rigolo. Ensuite nous avons travaillé ensemble sur des scénarios, des jeux vidéo, sur le film de La Horde et sur le jeu vidéo Fusion. Il a donc travaillé sur pas mal d’éléments, son domaine à lui c’est vraiment l’image animée, la vidéo, les films… C’est son métier. Pour La Horde il y avait vraiment une boîte qui a été créée et qui accompagnait le jeu au début mais on n’a pas expliqué parce qu’on a d’abord dit ce qu’on voulait faire et ils ont fait leur jeu et puis ça s’est mal passé. Voilà, le jeu n’a pas pu sortir, avec mon frère nous les avions bien guidés, en essayant de les diriger quant au gameplay, quant aux choix esthétiques.

Ce projet total est né progressivement ou bien dès le départ tu savais que ça s’exporterait sur plusieurs plate-formes ?

Alain Damasio : Non je n’avais pas du tout l’intention de faire cela au départ, de le transmettre sur d’autres médias, ni qu’il y ait une bande originale, ni qu’un film ou qu’un jeu voient le jour, ni quoi que ce soit en fait… C’était un roman : à l’époque on n’était absolument pas versés dans tout ce qui puisse concerner un autre art. J’étais écrivain point barre ! Jamais ça ne me serait venu à l’idée de faire de la voix, de la musique, de la BD ou autre. C’est vraiment un hasard, ce sont des gens qui sont venus me voir, qui étaient touchés par le livre et qui ont voulu développer les choses. Là-dessus je trouve qu’il n’y a rien de plus libre et de plus honorant que des artistes qui ont envie de travailler avec des textes. Quand les gens viennent pour une pièce de théâtre, pour un spectacle de cheval, de cirque, d’objets – dix mille projets – ça prouve à quel point j’ai de la chance sur La Horde, à chaque fois je dis oui ! Il y a la BD qui va sortir en septembre-octobre.

Sur Soundcloud on trouve de nombreuses créations de durées variables qui ont été annexées. Comment est-ce qu’elles sont nées ?

Alain Damasio : Autour de La Horde ?

Autour de La Horde, je pense par exemple à celle qui commence par « Toujours debout ! ».

Alain Damasio : Ah oui du hardcore ! Il y a un groupe qui a demandé à prendre le nom de La Horde, qui s’appelle La-horde, je leur ai dit oui bien sûr. En revanche je n’écoute pas tout, je ne suis pas tout ce qui se fait parce qu’honnêtement sinon j’y passerais tout mon temps ! Je l’ai écouté, après voilà tu n’écoutes pas ça au petit-déjeuner tranquille c’est du hard donc ça envoie…

De quelle manière toutes ces musiques se sont-elles logées dans ce livre-monde ?

Alain Damasio : Je ne sais pas, je n’ai pas d’avis là-dessus dans le sens où pour moi ce sont des excroissances que le monde génère et qui se déploient. Ce sont plus des boutures ou des greffes qui viennent autour du tronc et puis qui viennent déposer d’autres choses. Pour moi ça ne vient pas s’intégrer au livre ce sont plutôt des branches de plus ou des arbres de plus qui se mettent en place. Et puis ce n’est pas une œuvre organique qui se rattache au tronc principal puisque ce n’est pas réellement comme quelque chose que j’aurais décidé. Pas comme si j’avais l’idée un jour de vraiment faire le livre audio de La Horde avec les scènes principales à la trentaine ou cinquantaine de comédiens. Ce livre-là, qui va faire 24 ou 25h de lecture, ce serait un gros projet : là oui, il y aura une dimension organique dans le cadre d’une représentation entière.

Quel a été votre rôle dans la réalisation de l’album et de la conception musicale ?

Alain Damasio : Sur la bande originale de La Horde ça a été assez intéressant car j’ai donné Carte Blanche Arno – je fais toujours comme ça – car je ne voulais surtout pas, là non plus, lui imposer des choix. Je refuse d’être directeur ou co-directeur artistique. Il ne faut surtout pas le faire sinon je trouve que ça n’a pas grand sens : il faut respecter ce que l’artiste veut faire. Moi j’ai horreur que l’on m’impose des choses alors je ne veux pas les imposer à d’autres artistes. Il choisit les types de morceaux, il y a des morceaux raggamuffin, d’autres un peu techno, et à la Ennio Morriconne, plus rock, plus poétique. Tout cela c’est Arno qui l’a décidé. Là où je l’ai orienté c’est quand je vais lui dire que moi je compte utiliser tel ou tel autre texte.Musicalement je ne suis pas compétent du tout donc je lui donne mon avis mais au même titre qu’un amateur donnerait son avis et il ne faut surtout pas que je m’en mêle. Il n’y a rien de pire que les incompétents qui veulent se mêler…(Rires) En somme, Arno a été très libre de faire ce qu’il voulait faire.

Un projet d’animation qui n’a pas encore vu le jour

Est-ce que vous avez autre chose à ajouter sur l’intervention d’Arno Alyvan?

Alain Damasio : Avec Arno ça a été vraiment très fluide, d’abord parce qu’il est très doux et très tranquille, il avait bien en tête ce qu’il voulait faire et je trouve qu’il est minutieux. L’album s’écoute vraiment au casque dans la finesse, il ne faut pas l’écouter en musique rayonnante, il faut vraiment se poser et l’entendre parce qu’il y a beaucoup de finesse dans les nappes et dans les niveaux de profondeur : et puis voilà, il a ajouté cette dimension poétique. Ce qui n’empêche pas qu’il pourrait y avoir d’autres albums de faits sur ce livre qui auraient toute leur légitimité tu pourrais le faire effectivement en rock en pop en jazz en musique classique avec plein d’autres façons de le traiter.

Quelque part c’est un repositionnement dans la modernité ou en tout cas dans l’univers contemporain…

Alain Damasio : Oui je trouve en tout cas que la BO est très polyphonique avec des registres et des styles très variés, ce qui répond au livre de manière assez juste. Le morceau de raggamuffin n’est pas du tout le même que ceux planants à la Pink Floyd qu’il a pu faire, ou même le morceau techno donc ça c’est cool.

La jaquette mentionne un Live aux Utopiales de Nantes de 2005, ce devait être un grand moment ?

Alain Damasio : Oui c’est vrai qu’on a dû faire un Live exact ! On avait obtenu une salle dédiée aux Utopiales et elle était très cool parce qu’on était dedans et on a fait un Live. Je ne m’en rappelais même plus à vrai dire.

C’est entre autres aux Utopiales que nous nous sommes rencontrés, vous y êtes allés combien de fois aux Utopiales ?

Alain Damasio : 8-9 fois ouais j’ai dû faire 9 sessions. Trop. J’y suis trop allé. Cette année je n’irai pas.

Les couloirs de la Machine © Thibauld Picard

A un moment donné ça perd tout son charme pour tout et puis ça devient de la promotion ou un travail de relations publiques. Je ne profite plus du festival, je ne profite plus de rien : ni des cinémas ni des expos, ni des jeux, ni de rien. Je passe mon temps à signer des livres et à faire des conférences. Je deviens un agent de relations publiques et ce n’est pas agréable pour moi, c’est devenu un boulot. Il n’y a rien de pire pour un auteur.

Nous avons mentionné le Live de 2005, le 14 janvier 2017, il y a très peu de temps, vous étiez à la Philharmonie de Paris avec Rone, à quand remonte votre collaboration ?

Alain Damasio : Rone c’est une histoire assez folle parce que la première fois que nous nous sommes rencontrés il devait avoir à peine 20 ans ça devait être en 2001, il y a quinze ans ou seize ans. Rone travaillait sur un film de La Horde du Contrevent avec un ami à lui qui s’appelle Loïc Duprez et qui était la locomotive du projet. Rone, qui est quelqu’un d’extrêmement timide et modeste – il l’était beaucoup plus avant – travaillait avec Loïc dans son ombre. Il faisait des séquences nous avons fait des fonds verts, nous l’avons écrit et monté des scènes. Et Rone modélisait ; c’est-à-dire qu’il faisait des vaisseaux dans la radzone, des chaises, des tables, des objets que tu dois modéliser quand tu fais des séquences. Et parallèlement, la journée il était dans une boîte de production où il faisait de la musique sans véritable ambition, sur un petit logiciel, par pur plaisir. Ce projet assez conséquent et ambitieux a abouti à un DVD, dans la première version de La Zone du Dehors, tu ne l’as peut-être pas celui-là.

Je n’ai pas cette chance…

Alain Damasio : Dedans il y a les démos tu vois le travail qui a été fait et c’est très marrant. C’est un peu cheap car nous l’avons construit avec les moyens du bord. Et pendant ce temps-là il y a eu un évènement surprenant. Moi à l’époque j’écrivais La Horde du Contrevent et je revenais dix jours par mois à Paris et je me faisais des cassettes : j’avais un dictaphone, je m’enregistrais et je parlais tout seul. Il y avait une de ces cassettes où j’étais en train de relire des chapitres sur La Zone. Et cette cassette est parmi d’autres cassettes. Rone composait un morceau qui s’appelait Bora sur lequel il trouvait qu’il manquait quelque chose et à ce moment-là Rone rencontre ce morceau, ce passage de cette cassette qui l’a percutée et il décide de le mettre sur sa bande.

Il l’envoie ça au Label Infiné. Au moment où Infiné accepte, il était super emmerdé parce qu’il ne savait pas si j’allais dire oui et donc il m’envoie un mail un peu gêné « Voilà est-ce que ça te plaît ? » et je lui dis « Mais c’est super il n’y a pas de problèmes quoi !». Et dans mon for intérieur je me dis mais ça n’a aucun intérêt ce truc-là tu vois ! Je ne comprenais même pas : bon c’est rigolo de mettre ça dans un morceau et puis ça meuble peut-être le morceau mais je ne comprenais pas l’intérêt que les gens pouvaient avoir à écouter ça. Pour moi c’était juste le quotidien quand je me parlais, quand je m’insultais, quand je m’invectivais, j’ai mis très longtemps à piger quel intérêt ça pouvait avoir et à comprendre que ça touchait les gens. Pour moi c’est comme une serviette de bain, voilà : je me lave avec tous les jours puis tu veux avoir ma serviette de bain puis tu me dis « Putain je l’adore cette serviette de bain elle est trop géniale ! » « Bah quoi c’est ma serviette de bain?! » Pour moi c’est à peu près de ce niveau-là donc j’ai mis très longtemps à piger le phénomène.

C’était une première pour vous à la Philharmonie de Paris et sur une telle scène, est-ce que vous avez vécu la transe ?

(Rires)

Alain Damasio : Aha non je n’ai pas vécu la transe non ce n’était pas la transe. C’était une salle compliquée, je trouve que c’est une salle parisienne et de toute façon j’ai des problèmes avec Paris et les Parisiens etc. C’est-à-dire que c’est une salle que j’ai trouvée tiède moi, vue de la scène, c’est-à-dire que c’était une salle qui écoutait et c’est normal parce que c’est la Philharmonie. Certains voulaient danser mais pas beaucoup finalement. Donc à mon sens c’était une salle exigeante, bizarre un peu, donc non ce n’était pas la transe. Et puis pour moi, intérieurement, c’était la pression de la première fois sur scène, la pression d’être devant 3 500 personnes et de pas faire de la merde ! De ne pas se planter sur le texte – les textes sont longs – et d’être au niveau des répétitions.

Pendant le Live, vous remixez le titre Bora Vocal que vous avez fait en 2009, en l’occurrence c’est un titre qui a été mis en avant parmi les 10 tracks dans le projet international FRENCH WAVES, et c’est le premier épisode de la web-série. On peut considérer ça comme une victoire. Comment est-ce que vous vivez d’être associé aux plus grandes stars de la techno dans le cadre de ce projet ?


FRENCH WAVES (1/10) • RONE, Bora Vocal (ft. Alain Damasio) • 2009 par FrenchWaves

Alain Damasio : Honnêtement je pense que le génie revient vraiment à Rone là-dessus c’est-à-dire qu’il a senti quelque chose musicalement, il a senti quelque chose sur les affects propres à ce morceau. C’est absolument à lui que revient tout le mérite. Je pense que 50 musiciens peuvent passer devant ces cassettes et absolument pas remarquer ce qu’il y a dessus. Lui il a senti un truc quelque chose qui fait partie de son instinct, de son intuition et de son génie. Moi j’étais dans mon coin j’étais jamais destiné à être diffusé et puis j’ai envie de te dire j’ai des centaines de morceaux de texte comme ça où je me parle, où je me dis les idées que j’ai. Après il a senti lui que ce passage-là disait quelque chose d’essentiel. Pour ma part je suis ravi pour lui parce que c’est une trajectoire très pure de quelqu’un qui a toujours été pur et qui s’est toujours respecté lui-même, qui a été fidèle à lui-même. C’est comme Mallarmé le dit : Suffisamment je me fus fidèle et c’est vraiment quelque chose que tu peux appliquer à Rone. Mallarmé envoie une lettre à Verlaine et il dit à un moment donné « Suffisamment je me fus fidèle en termes de chaleur humaine, de modestie, de pureté.». C’est quelqu’un que le succès a extrêmement peu modifié et je suis heureux que cet extrait ait pu lui donner accès à une forme de reconnaissance, en le faisant devenir musicien, tout simplement. C’est un coup de bol mais c’est une vraie rencontre et il ne le doit qu’à lui, pas à moi !

Au cœur de la réflexion © Lisa Garcia

Dans La Zone du Dehors au chapitre « Intellectrocuter », la Volte entreprend une action rebelle sur une péniche entre technogreffes et neurotransmetteurs : dans ce chapitre vous organisez une critique habile d’une frange des clubbers qui s’enferme dans des consommations dangereuses : quel est votre regard aujourd’hui sur le monde de la nuit ?

Alain Damasio : Pour commencer je ne le côtoie pas suffisamment pour être vraiment pertinent, j’ai toujours eu une approche complexe ou ambiguë là-dessus au sens où j’ai vraiment eu une période où on allait à Amsterdam dans les clubs etc. mais j’ai toujours eu un sentiment de monade, c’est-à-dire de gens qui sont dans leur monade et sur lesquels la communication est étrange. La communication passe par la musique et la musique les allume tous dans une sorte de traversée. Par contre la transversalité de l’échange ne me paraît pas toujours être là, j’ai plus l’impression de grains de raisin et de bulles qui s’entrechoquent sans qu’il y ait pour autant un partage que j’ai pu trouver dans le pogo ou dans les concerts de rock où il y a une transversalité plus évidente selon moi. C’est plutôt ce problème-là qui continue à m’interroger. Même le concert de Rone, de voir le sentiment des gens dans la fosse etc. ça continue à m’interroger sur la façon dont les gens intériorisent la musique, dont ils l’éprouvent. Est-ce que c’est vraiment un phénomène collectif ? Est-ce que nous sommes unis en tant que séparés – pour reprendre des termes de philo – ou est-ce que nous sommes vraiment fusionnels ? Je n’ai pas l’impression que ce soit une fusion et ce problème-là me perturbe dans mon rapport aux choses. Parfois je cherche des regards, des présences et du partage et je ne le trouve pas ! Donc c’est étrange. J’avais fait une édition des Nuits Sonores il y a deux ans à 3 000 personnes dans un hangar : t’es là tu regardes les gens…t’es dans l’énigme. Ça reste une énigme.

Comme nous avons pu le voir lors du spectacle, vous êtes un exemple du retour de l’oralité littéraire dans la musique électronique dont on disait qu’elle l’avait fait disparaître : la littérature, en tout cas l’oralité poétique, n’intervient qu’en cas de nécessité avec la musique électronique comme dans Bora Vocal. Est-ce que vous voyez ça comme un tour de force ou comme un point de passage obligatoire ?

Alain Damasio : Que l’oralité littéraire revienne ou repasse, pour moi c’est un enjeu extrêmement délicat au sens où clairement – en tout cas de ce que je connais de la musique électronique – le verbal est conjuré et expulsé : Rone ne parle pas ou il parle à la fin du concert. Il n’y a pas de contact verbal, tout le contact se fait par la musique, toute la communication intervient par la musique et l’échange se produit par cette voie. Pour moi qui suis profondément un verbal c’est toujours étrange. Je pense pour cette raison que ce que nous avons fait à la Philharmonie est assez original parce qu’effectivement on a réinjecté des textes, des vrais textes littéraires. A cette occasion j’ai composé des textes littéraires et je n’ai pas du tout baissé le niveau, je n’ai pas du tout simplifié les choses. J’ai amené quatre textes qui sont exigeants et les réactions étaient étranges il y a des gens qui étaient vraiment surpris et qui ont perçu une nouvelle forme. Certains ont ressenti que ça pouvait apporter une sorte de supplément d’âme, d’oralité et de verbalité de la musique. D’autres ont juste été perturbés, emmerdés, ça les a fait chier et ils l’ont dit dans certaines critiques, je n’ai pas été épargné par certaines critiques qui ont dit :. « Qu’est-ce que c’est que cette logorrhée et ces longs monologues psalmodiés ? Qu’est-ce que ça vient foutre là ? Ça nous empêche de décoller, ça casse la transe… »

Une étape importante © Lisa Garcia

 Si t’es dans un mode cognitif qui est non verbal ou bien une communication qui est purement musicale, le verbal va faire appel à des zones de ton cerveau qui te sortiront des tripes ! Toute la question, et on en parlait avec Rone à midi, relève de savoir comment amener du verbal qui se marie profondément avec l’énergie de l’électro, qui fasse que les affects se communiquent, qu’ils transitent par le verbal et qu’ils ne viennent pas polluer, handicaper ou briser le flux. Comment éviter d’être juste en trois mots et amener de la littérature ? Je pense qu’il y a un moment où ça marche, on se le disait avec Rone, un moment où la fusion opère vraiment c’est le dernier morceau sur Voodoo où il y a d’ailleurs la batterie.

John Stanier… (Rires)

Alain Damasio : John Stanier qui est là ! Il y a les cordes, le trombone. A un moment donné où je balance un texte dans un segment, je balance un texte très rapidement sur l’énergie du tempo, je pense que les gens n’entendent pas du tout tout ce que je dis, ils entendent peut-être des mots, « aéroport », et pourtant il se passe quelque chose énergétiquement, et là j’ai senti la foule réagir, il y a eu un retour vraiment fort parce que tu communiques des types d’affect qui viennent de ton phrasé, de ton rythme, de ta cadence, des choses qui ne sont pas nécessairement verbales mais qui relèvent du domaine du langage quand même. Le phrasé joue plus que le sens véhiculé. Il se passe quelque chose dans l’énergie. Ce qu’il passe néanmoins, c’est une énergie, une colère contre soi-même, une exigence contre soi-même et ce sont les affects que véhicule cette énergie qui vont porter plus loin que le texte. Pourtant le texte est retravaillé je peux te dire que j’y ai mis des choses importantes dedans, à mon sens. Je veux dire les gens sont touchés quand je dis « Putain de Merde ! ». Pourquoi ? Parce que l’insulte a une valeur affective massive dans le langage. De tous les vecteurs de langage, l’insulte est sûrement le plus communicatif.

Comment avez-vous procédé pour faire entendre les 9 formes du vent ?

Alain Damasio : Comment je procéderais pour faire entendre les 9 formes du vent ? Écoute chaque forme serait complètement différente, je pense qu’on peut vraiment le traiter avec des instruments à vent ou des cuivres ou des instruments type violons et cordes. Après la 7e, la 8e, la 9e ce sont des enjeux différents. La neuvième c’est la mort donc comment tu restitues la mort en musique ? C’est peut-être le requiem j’en sais rien. Après il y a la 8e, le vif, qui obéit à des énergies plus rock à mon avis. En ce qui concerne la 7e, le vent vertical, je n’en sais rien. Ce serait à chercher, ce serait un beau défi de compositeur je pense. Je vais en faire part à Rone. Il peut le faire, il peut le traiter, c’est jouable.

Dans quelles mesures est-ce que la science-fiction et l’électronique sont-elles commutables ?

Alain Damasio : Je pense qu’il y a une homogénéité et on le sent à la Philharmonie, une homogénéité de matière tu vois, c’est-à-dire qu’on est sur des dimensions technologiques qui sont fortes, froides et glacées à certains moments. Avec cette esthétique de la froideur, de la robotisation, de la mécanisation, qui fonctionne assez naturellement. Peut-être que le moment où on en sort devient intéressant. Si tu es par trop trop homogène, si tu fais de la SF portée par la musique électro, tu fais du Kraftwerk, mais peut-être que ça vaut le coup d’inverser le champ.

J’ai trouvé vraiment intéressant de faire des textes très poétiques, très amoureux disons, sur l’électro et sur des sons qui peuvent être assez froids. J’ai voulu y amener quelque chose d’assez érotique parce que j’aime cette sorte de compensation, ou de condensation. Peut-être que le plus intéressant selon moi consiste à amener de la politique dans des dimensions électroniques. La scène électronique n’est pas tellement politisée par la verbalisation, de ce que j’en connais en tout cas.

Effectivement ; hormis Ten Walls qui s’était positionné politiquement de manière très maladroite/extrême, parce qu’il avait mentionné des références nazistes ; le milieu électronique nocturne est quand même un milieu souvent indépendant de la politique bien que des collectifs proposent de s’impliquer. Je pense notamment à Fée Croquer qui réalise à chacune de leurs soirées une collecte pour les réfugiés. Je trouve très fort de réussir à dire à la Philharmonie : attention Bleu Marine est là.

Alain Damasio : Comme je te l’ai dit les plus mauvais retours que j’ai eus sur ce concert sont liés à ce moment-là. Il faut dire que la chanson n’était pas censée s’arrêter là-dessus. Pour moi c’est une petite phrase de mon compte. Il se trouve que la musique s’arrêtait là donc j’ai mis en valeur ce moment précis. Il y a un retour qui m’agace énormément et en même temps je comprends ce que les gens veulent dire. Quelqu’un qui a dit à Erwan : « C’est comme si t’étais en train de faire l’amour et que quelqu’un te parle de Marine le Pen ! ». De mon côté je trouve extrêmement étrange de le formuler ainsi. Tu as une parole publique tu as des textes, tu ne peux pas t’extraire totalement de la société. Il se passe des choses, je veux dire Marine le Pen c’est le premier parti, le Front National est le premier parti chez les jeunes, chez les 18-30 ans ! Il faut quand même le savoir. Et ce soir-là j’ai un public qui est effectivement composé des 18-30 ans. Ce n’est pas à moi d’envoyer ce message qui n’est pas une révolution politique car il ne m’appartient pas de casser le FN, mais c’est loin d’être débile, quand tu as 1/3 de jeunes qui votent FN, de le dire.

Le public de la Philharmonie © rtl.fr

Dans la fosse il y avait peut-être un certain nombre d’électeurs du FN. Mais ça a été complètement mal perçu ! C’est pas à sa place, c’est pas le lieu pour dire ça comme s’il y avait un lieu pour parler de politique. Je le comprends, il y a des gens qui viennent pour se débarrasser de leurs soucis. Je me dis que le sous-texte selon moi correspond à peu près à : « je viens me divertir ». Divertir c’est sortir du chemin, sortir de la voie. Je viens me divertir… Ne viens pas m’emmerder avec la politique parce que je suis là pour me divertir. Et ça ça me gêne parce que l’art n’est pas fait pour divertir, l’art est fait pour subvertir ! Et je m’en fous de faire du divertissement je ne suis pas là pour faire du divertissement. Et si je monte sur scène c’est pour amener de l’énergie, du sens, de la réflexion ! Une nouvelle perception, des approches différentes.

Il y a une métaphore qui m’est restée en mémoire de l’un de vos discours : le passage en référence nietzschéenne au chameau avec le je dois, je veux et je crée ; la dernière phase étant celle du retour à l’enfance et de l’auto-dépassement de soi-même. Je me demandais si le spectacle de la Philharmonie n’était pas une forme d’auto-dépassement de Rone.

Un moment de cordialité © Lisa Garcia

Alain Damasio : En tout cas je peux te dire que Rone est très fier de ce concert, pour lui c’est un vrai dépassement dans le sens où il joue généralement seul, alors que ce soir-là il a joué avec un batteur, avec un chanteur, avec un tromboniste, avec des cordes, avec un parleur donc il a réussi sur scène. Rone a intégré à sa musique une hétérogénéité qu’il n’avait jamais eue et il s’est éclaté à le faire. Et Erwan me dit « Je me vois mal revenir à jouer seul » Donc pour lui oui c’est un dépassement comme pour moi ça a été complètement un dépassement parce que c’était mon premier concert. Je pense d’ailleurs que tous les deux sur scène on était au bout de ce qu’on pouvait. j’étais complètement hors-zone de confort, hors de ce que je sais faire. Et même lui a fait des choses qu’il n’avait jamais faites non plus, y compris l’intégration du texte :je veux dire qu’il n’avait jamais travaillé sur du texte comme celui-là avec quelqu’un, même en studio. C’est passionnant de parvenir à un tel mariage, un tel alliage. Pour lui c’est une continuation dans la création, une ouverture de plus. Mais bon c’est un artiste il ne va pas se contenter de faire ce qu’il sait faire il va aller plus loin. Nous allons produire d’autres formes et nous allons partir à la recherche d’autres choses. Nous avons beaucoup improvisé en studio et ça c’était génial : les 4 morceaux ont été improvisés nous avions tenté plein de choses j’avais apporté de nombreux textes. Nous avons beaucoup cherché, ce qui était chouette, je me suis régalé en studio. Je pense qu’il le vit comme un dépassement de ce qu’il fait d’habitude. Je pense qu’il le vit comme un dépassement mais vous lui poserez la question.

Merci beaucoup Alain Damasio pour ce moment.

Source : https://www.lofizine.com/2017/02/15/interview-alain-damasio/

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